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Revue | Octobre 2023

La distribution de dividendes au profit d’un seul associé peut-elle être qualifiée d’une donation au sens de l’article 894 du Code civil ?

CA Paris, 9 janvier 2023, n° 21/04503
258183
En bref : La distribution de l’intégralité des dividendes à un seul associé, décidée unanimement en assemblée générale ne constitue pas une donation indirecte.

Est qualifié de donation, tout « acte par lequel le donateur se dépouille actuellement et irrévocablement de la chose donnée en faveur du donataire qui l'accepte » (art. 894 du Code civil).

Si l’interprétation de cet article du Code civil alimente la plupart du temps des contentieux en matière de droit de la famille, de succession et de transmission du patrimoine, il est plus rare qu’une Cour d’appel soit amenée à se prononcer sur l’interprétation de cet article à propos du partage du bénéfice distribuable entre coassociés.

Au cas présent, après avoir clôturé ses comptes au 31 mai 2013, une SARL, composée de deux associés, Mr X à hauteur de 56 % du capital social et une SAS Y à hauteur de 44 %, se réunit en assemblée générale annuelle le 30 novembre de la même année en vue de l’approbation des comptes et de l’affectation du résultat d’un montant 5,5 K€ pour l’année considérée.

Lors de l’assemblée du 30 novembre susmentionnée, les associés ont décidé unanimement de reverser l’intégralité des dividendes relatifs à cet exercice comptable à la SAS Y, étant précisé que lors des trois derniers exercices précédents aucun dividende n’avait été distribué.

Trois ans plus tard, l’Administration fiscale considère que la part des dividendes qui aurait dû revenir à Mr X en rémunération de ses parts sociales détenues dans la SARL mais finalement reversés à la SAS Y, est assimilable à une donation indirecte et, de ce fait, doit être assujettie aux droits de mutation à titre gratuit.

A la suite d’un recours hiérarchique infructueux intenté en 2017, la SAS Y saisit le tribunal judicaire le 23 juillet 2018 où elle obtient gain de cause.

L’administration fiscale ne s’en tient pas là et saisit la Cour d’appel de Paris le 8 mars 2021.

Tandis que l’administration fiscale avance l’argument selon lequel la distribution des dividendes au seul bénéfice de la SAS Y résulte de la volonté des associés de gratifier la SAS Y alors qu’elle ne détient que 44 % dans la société, la SAS Y soutient que la renonciation à des dividendes doit s’analyser comme un abandon de créance au profit de la société pour laquelle l’associé renonce à sa part et que cette renonciation a été prise collectivement en assemblée générale.

La Cour d’appel de Paris, tranche en faveur de la SAS Y. Selon les juges du second degré, dans une donation au sens de l’article 894 du Code civil, il faut d’une part une volonté du donataire de se dépouiller irrévocablement en faveur du donataire qui l’accepte.

Or, tous les éléments ne sont pas réunis car :

  1. La décision de reverser l’intégralité des dividendes au seul profit d’un associé résulte de la volonté collective de l’Assemblée générale constituée, en l’espèce, du donateur et du donataire,
  2. Il n’est pas prouvé un réel « dépouillement » du donateur puisque cela fait plusieurs années, selon les pièces produites au débat, que Mr X, donateur présumé, n’a pas touché de dividendes,
  3. Enfin, rien ne prouve que le donataire présumé soit privé irrévocablement de sa part.

Aussi, la Haute Cour a estimé que les conditions d’une donation au sens de l’article 894 du Code civil n’étaient pas réunies.

La réponse apportée par le juge pourrait inciter plus d’une personne à tirer profit de cette décision pour transmettre son patrimoine par l’intermédiaire de sociétés interposées et échapper ainsi la taxation au titre des donations. Cette piste est toutefois dangereuse car n’aurait-elle pas pu aboutir à qualifier la société elle-même de donatrice ?

On savait déjà que la structure sociétaire était un instrument de transmission très intéressant mais après cette décision et celle du Conseil d’Etat du 18 octobre 2022 (n° 462497) qui écarte le caractère léonin de la décision d’une AGE en attribuant à deux associés la totalité des pertes, elle s’avère un outil de transmission sans que la notion de libéralité qui habituellement l’accompagne ne soit établie. Mais il faut tout de même savoir raison garder ?

 Extraits :

FAITS ET PROCEDURE

La Sarl Cassiopée Naval Consult a pour associés, à compter du 5 juillet 2013, M. [S] [J], à hauteur de 155 549 parts et la SAS Tahema, à hauteur de 121 309 parts.

La Sarl Cassiopée Naval Consult a clôturé, le 31 mai 2013, un résultat comptable d'un montant de 5 558 459 euros. Elle a affecté ce résultat de la manière suivante :

  • 115 127 euros en réserve légale,
  • 3 308 209 euros en autres réserves,
  • 2 135 123 euros en dividendes.

Au cours de l'assemblée générale annuelle du 30 novembre 2013, la résolution suivante a été arrêtée à l'unanimité : De convention expresse entre les associés, la distribution de dividende susvisée, d'un montant de 2 135 123 euros, est, à titre exceptionnel, intégralement réservée à la société Tahema.

Considérant que cette distribution de dividendes au seul profit de la Sas Tahema constitue une donation, l'administration fiscale lui a adressé le 19 décembre 2016 une proposition de rectification, assujettissant l'attribution des 1 199 591 euros qui auraient dû revenir à M. [J] aux droits de mutation à titre gratuit.

La société Tahema a formulé des observations le 15 février 2017 pour contester cette rectification, auxquelles l'administration fiscale a répondu le 7 avril 2017 en maintenant l'intégralité de sa proposition de rectification.

Le recours hiérarchique exercé le 24 avril 2017 par la société Tahema a donné lieu à un courrier du 30 mai 2017 dans lequel l'inspectrice principale indique maintenir le rappel des droits.

L'impôt consécutif a été mis en recouvrement le 26 juillet 2017 pour un montant de 823 400 euros, soit 719 755 euros en droits et 103 465 euros en intérêts de retard.

La réclamation contentieuse réalisée par la société Tahema le 19 septembre 2017 été rejetée le 20 juin 2018.

Par acte d'huissier de justice en date du 23 juillet 2018, la société Tahema a fait assigner la Direction générale des finances publiques devant le tribunal judiciaire, sur le fondement des articles 894, 93l et 1842 du code civil, outre l'article 635-1 du code général des impôts.

* * *

Vu le jugement prononcé le 1er février 2021 par le tribunal judiciaire de Paris qui a statué comme suit :

- Infirme la décision de rejet de la réclamation contentieuse du 20 juin 2018 prise par la direction régionale des finances publiques de la région d'lle de France et du département de Paris relative au rehaussement des droits de mutation à titre gratuit correspond à la distribution des entiers dividendes de la société Cassiopée Naval Consult à la société Tahema ;

- Dit qu'il appartiendra au directeur général des finances publiques, agissant en la personne du directeur régional des finances publiques d'Ile de France et du département de Paris, de notifier la décharge du rehaussement mis à la charge de la société Tahema et de M. [J]  ;

- Condamne le directeur général des finances publiques, agissant en la personne du directeur régional des finances publiques d'Ile de France et du département de Paris, aux dépens mentionnés à l'article R. 207-1 du livre des procédures fiscales,

- Condamne le directeur général des finances publiques, agissant en la personne du directeur régional des finances publiques d'Ile-de-France et du département de Paris, à payer la somme totale de 1 500 euros à la société Tahema au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

Vu l'appel déclaré le 8 mars 2021 par le directeur régional des finances publiques d'Ile-de-France et du département de Paris,

Vu les dernières conclusions signifiées le 3 juin 2021 par le directeur régional des finances publiques d'Ile de france et de [Localité 4],

Vu les dernières conclusions signifiées le 16 juin 2021 par la société Tahema,

Le directeur régional des finances publiques d'Ile de France et de [Localité 4] demande à la cour de statuer comme suit :

- recevoir le Directeur régional des finances publiques d'Ile-de-France et de [Localité 4] en son appel et l'y déclarer fondé ;

- Infirmer le jugement du tribunal judiciaire de Paris du 1er février 2021 (RG 18/08904) ;

Et statuant à nouveau :

- Confirmer la décision de rejet de l'administration du 20 juin 2018 ;

- Déclarer bien fondée la rectification opérée par l'administration ;

- Déclarer bien fondé le rappel en résultant ;

- Condamner au versement d'une somme de 3 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

- Condamner la société Sas Tahema aux entiers dépens.

La société Tahema demande à la cour de statuer comme suit :

-Ordonner la jonction de l'appel du jugement du 1er février 2021 (RG 18/08904) avec l'appel du jugement du 1er février 2021 (RG 1808903) concernant les époux [J] ;

- Déclarer le Directeur régional des finances publiques d'Ile-de-France et de [Localité 4] mal fondé en son appel et l'en débouter, ainsi que de toutes ses demandes, fins et conclusions ;

- Confirmer le jugement du tribunal judiciaire de Paris du 1er février 2021 (RG 18/08904) en toutes ses dispositions ;

- Y ajoutant ;

- Condamner le Directeur régional des finances publiques d'Ile-de-France et de [Localité 4] au versement de la somme supplémentaire de 3 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile et aux entiers dépens.

SUR CE, LA COUR

a) Sur la demande de jonction

Il n'y a pas lieu de joindre des appels de jugements distincts n'opposant pas les mêmes parties quand bien même ils porteraient sur la même situation juridique.

b) Sur le fond

Selon le directeur régional des finances publiques d'Ile de France et de [Localité 4], la répartition des dividendes mis en distribution par la société Cassiopée Naval Consults résulte de la volonté des deux associés qui ont décidé que le dividende non distribué serait intégralement versé à la société Tahema. La société Tahema a ainsi perçu l'intégralité des dividendes distribués alors qu'elle ne détient que 43,82% des parts de la société, M. [J] s'étant irrévocablement dessaisi de la somme de 1 199 591 euros. La société Tahema est ainsi redevable de l'imposition réclamée au titre de cette donation indirecte.

La société Tahema expose que la renonciation à un dividende s'analyse en un abandon de créance dont seule la société Cassiopée Naval Consult est bénéficiaire et non pas la société Tahema, autre associée. Elle invoque également que la décision a été prise non par les associés mais par l'assemblée. Il s'en déduirait une absence d'acte constitutif d'une donation indirecte.

Ceci étant exposé, nonobstant l'absence de production aux débats des statuts de la Sarl Cassiopée Naval Consult ou des décisions d'assemblée générale, il est constant et non contesté que, lors de l'assemblée générale annuelle s'étant tenue le 30 novembre 2013, les comptes ont été approuvés et que la résolution suivante a été adoptée :

'Conformément à la loi, l'Assemblée Générale constate qu’aucun dividende n 'a été distribué au titre des trois exercices précédents.

De convention expresse entre les associés, la distribution de dividende susvisée, d'un montant de 2 135 123 euros, est, à titre exceptionnel, intégralement réservée à la société Tahema.

Cette décision est prise à l'unanimité.

Il doit être relevé que la décision de réserver les dividendes de l'exercice à un seul des 2 associés n'a pas été prise par les époux [J] ou par la société Tahema mais par l'assemblée générale des actionnaires.

Il n'est pas non plus établi que les époux [J] se seraient 'dépouillés' au sens de l'article 894 du code civil puisque cette décision a tenu compte de l'absence de dividendes servis lors des trois exercices précédents et qu'il n'est aucunement prouvé que la somme versée à la société Tahema ait privé 'irrévocablement' les époux [J] de leur propre part.

Au vu du résultat comptable au 31 mai 2103 d'un montant de 5 558 459 euros, il n'est pas plus établi que les dividendes versés à la société Tahema à hauteur 2 135 123 euros aient compris l'intégralité des dividendes ayant vocation à être versés aux époux [J] au titre de ce même exercice.

Il se déduit de ce qui précède que les conditions d'une donation au sens de l'article 894 du code civil ne sont pas réunies.

Le jugement déféré doit être confirmé en toutes ses dispositions.

Une indemnisation complémentaire doit être allouée à la société Tahema sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.

PAR CES MOTIFS

La cour,

REJETTE la demande de jonction ;

CONFIRME le jugement déféré ;